WEITERSWILLER

 

Anecdotes 9 : Et la religion dans tout ça ?

 

Vaste sujet qui mérite un chapitre à lui tout seul. La famille Haehnel était l'unique et dernière famille juive de Weiterswiller. Mais ce village a pourtant abrité durant de longues années une communauté importante et florissante qui a compté jusqu'à 136 individus en 1885. Le lecteur curieux de ce passé quasiment ignoré aujourd'hui trouvera son bonheur sur ce site, dans la page « La communauté juive »

A vrai dire et pour être honnête ma jeunesse s'est passée en complète ignorance de l'histoire juive de Weiterswiller. J'étais d'ailleurs loin de me rendre compte de ce que représentait le bâtiment de structure octogonale érigé en face de notre maison qu'on appelait la « Schule ». Il est vrai qu'il était habité par un maraicher époux d'une femme appelée « d'Luwis » et père de « Sälmel ».

Comme moi, mon frère et mes sœurs ont fréquenté l'école protestante, même le samedi mais sans écrire bien évidemment. Sur le plan de la pratique religieuse ma mère était beaucoup plus pointilleuse que mon père. Nous mangions cacher et avions une vaisselle séparée ; les Paques juives se faisait sans trace de pain durant huit jours après un nettoyage en règle de toute la maison (Ochterputz). Nous étions rattachés à la communauté juive d'Ingwiller mais ne fréquentions que rarement la synagogue, essentiellement le jour de l'an juif (Roch Hachana) et le jour du grand pardon (Kippour). Avec mon frère nous allions à pied avec papa jusqu'à Ingwiller, souvent à travers champs, et il nous est même arrivé de nous faire surprendre par de grosses averses. Le samedi, jour de repos du chabbath, était suivi scrupuleusement, mon père ne pratiquait aucune activité commerciale ce jour ni les autres jours de fête d'ailleurs. La seule fois où je l'ai vu prendre la voiture un samedi matin c'était pour amener d'urgence un cultivateur éleveur de moutons à l'hôpital du Neuenberg à Ingwiller ; l'homme venait de se couper accidentellement un orteil avec une hache.

 

Cuisine cacher

Nous mangions bien sûr cacher et la viande était achetée en ces temps à la boucherie Uhry d'Ingwiller. Mais c'était une boucherie qui vendait d'autres viandes, non cachères, et sous la pression de mes sœurs adolescentes cette source de viande a été abandonnée au profit de boucheries cachères strasbourgeoises plus strictes. Papa ramenait la viande chaque semaine après avoir amené les bêtes de boucherie aux anciens abattoirs de Strasbourg. Outre la viande il ramenait aussi de la charcuterie, de la saucisse à tartiner (très grasse), un salami, des cervelas et de la saucisse de foie. Ces bonnes choses étaient rapidement consommées me laissant souvent un sentiment de frustration car mes copains de jeux consommaient tous les jours des spécialités carnées pour leur goûter.

Nous avions un réfrigérateur qui a « vécu » plusieurs dizaines d'années. Mais le progrès majeur pour la conservation des aliments, surtout pour les familles juives plus ou moins isolées à la campagne, a été le congélateur. Grâce à cet équipement, on pouvait faire des approvisionnements en grandes quantités, limitant ainsi les déplacements à Strasbourg. Et de nombreux autres modes traditionnels de conservation, salage, fumage ou stérilisation ont pratiquement disparu.

Dans les années 60 les poulets n'étaient pas encore conditionnés sous blister transparent et prêts à cuire comme aujourd'hui. A cette époque Papa achetait des poulets vivants qu'il ramenait à la maison dans un sac en jute. Et, selon les règles et les traditions, les poulets étaient sacrifiés rituellement par le ministre-officiant de la communauté d'Ingwiller, Monsieur Levy. Sous mon regard curieux, il pratiquait son art avec dextérité et assurance. Les poulets sacrifiés étaient ramenés à la maison et c'est ma mère qui avait la rebutante tâche de plumer les volatiles. Il fallait souvent faire attention à ne pas disperser les puces qui avaient élu domicile dans le plumage. Puis, après avoir passé à la flamme les derniers duvets, le poulet était vidé et on récupérait le gésier, le cœur et le foie. De temps en temps on récupérait aussi des œufs à différents stades de leur formation.

La tradition juive exige d'éliminer un maximum de sang des viandes. Outre la manière de tuer les animaux, bovins ou volailles, il convient aussi d'extraire le sang par un processus complémentaire. C'est ainsi que la viande de bœuf tout comme la volaille sont trempées tout d'abord dans de l'eau puis, une fois sorties de leur bain, sont recouvertes de gros sel qui fait migrer un maximum du sang restant vers la surface. Cette opération, appelée cachérisation, est aujourd'hui le plus souvent effectuée par le boucher.

 

Le samedi : « Chabbat »

Pour le chabbat les poulets étaient souvent farcis et les points de couture faits avec dextérité avec une aiguille et du fil blanc fermant ainsi l'abdomen des poulets après remplissage étaient, à mes yeux curieux, vraiment impressionnants.

En Alsace un autre plat traditionnel de chabbat (jour de repos qui commence le vendredi soir et se termine à la nuit de samedi soir) était la carpe à la juive. Ce poisson n'était pas disponible toute l'année mais durant les bonnes périodes papa ramenait la carpe le jeudi de Saverne après le marché aux bestiaux. En ces temps une carpe vivante était le signe indispensable de garantie de fraicheur. Chez le poissonnier il demandait toujours une carpe mâle pour avoir la laitance. Comme il est impossible de voir le sexe de la carpe, le poissonnier appuyait sur l'abdomen du poisson pour voir la présence de laitance. Et la carpe, enveloppée dans un papier journal, arrivait ainsi conditionnée mais toujours vivante au retour de Saverne.

Carpe

Carpe à la juive - Gravure Alphonse Lévy

 

Evidemment c'est ma mère qui s'occupait de la préparation de ce mets. Avant de vider le poisson il fallait l'assommer ce qui n'était pas chose facile. Souvent il fallait s'y prendre à plusieurs fois. La carpe était écaillée puis ouverte de tout son long, seule la laitance ou les œufs étaient conservés. La vessie natatoire, gonflée comme un ballon, était toujours un objet de curiosité. Une fois découpée en darnes, elle restait quelques heures à mariner au froid avec de l'ail avant cuisson. Et le vendredi soir, avant l'habituelle mais traditionnelle soupe aux vermicelles, venait la dégustation de cette carpe dans sa gelée au persil. C'était toujours un régal même en l'absence de ces blocs de laitance blanche, absence généralement à mettre au compte d'un petit chapardeur qui avait fait honneur au plat durant son refroidissement le vendredi après-midi.

Durant chabbat de très nombreux travaux sont prohibés. Il est par exemple interdit d'allumer ou d'éteindre le feu mais aussi la lumière. Et c'est ainsi que le vendredi soir un de nos voisins, en général un jeune homme ou une jeune fille, venait éteindre les lumières en fin de soirée. Outre une rémunération en argent sonnant et trébuchant, Il avait toujours droit à une part de tarte ou un morceau de gâteau au chocolat. C'était aussi l'occasion d'un échange sur les potins du village. Et samedi matin la même personne revenait pour allumer le feu de la cuisinière ainsi que les poêles céramiques des autres pièces.

 

Les Pâques juives : « Pessach »

Durant les Pâques juives, Pessach en hébreu, le pain est remplacé durant huit jours par du pain azyme, la matsa. C'est un aliment fait de farine, de sel et d'eau qui, par son mode de fabrication, ne subit pas la fermentation alcoolique génératrice de la montée de la pâte. Autrefois ce pain azyme était produit uniquement pour les Pâques juives et avait un circuit commercial extrêmement réduit. On ne trouvait donc pas facilement ce produit dans le commerce. Dans les villages, il était de tradition que les familles juives offrent quelques galettes de matsa à leurs voisins, signe d'une bonne relation.

Pain

La fabrication du pain - Gravure Alphonse Lévy

Et à Weiterswiller cette tradition a subsisté durant toute ma jeunesse.
C'est sur mon vélo acheté pour aller au Lycée de Bouxwiller que je faisais mes tournées. Je remplissais mes deux sacoches avec des paquets contenant quatre à six galettes rectangulaires enveloppées dans du papier journal. Et pour réduire le nombre de tournées d'autres paquets était mis dans un panier en osier accroché au guidon du vélo. La livraison était en général attendue et parfois les gens anticipaient l'événement me demandant quand je passerai chez eux. En retour je ramenais des œufs ou des tablettes de chocolat. Parfois aussi des lapins ou des œufs de Pâques en chocolat dans leur papier aluminium multicolore.

 

Antisémitisme

Parler de la vie juive à la campagne ne saurait être complet sans évoquer un certain antisémitisme perceptible de manière feutrée. Mais à vrai dire j'ai rarement été confronté violemment à des antisémites avérés.
La seule fois vraiment notable j'étais avec mon copain le plus proche en train de faire du vélo et nous nous sommes arrêtés dans leur jardin familial juste devant leur maison. Il est monté chez lui et suis resté dehors à l'attendre. Quelques secondes plus tard j'ai entendu sa tante en visite chez eux s'écrier en alsacien « Was macht du métt dem schténk jud !! » et la fenêtre se ferma violemment.
C'est surtout au travers des réflexions de nos camarades de jeux que nous percevions l'état d'esprit de certains voisins faisant de mon père un Crésus en puissance. Et malheureusement de tout temps, lors de rencontres fortuites avec de trop nombreuses personnes, je sentais qu'elles voyaient d'abord en moi ma qualité de juif avant toute autre perception plus amicale.
En revanche à Ingwiller ou la communauté juive était plus importante les choses étaient bien différentes. Nombre de fois j'ai pu entendre des jeunes, voisins de la synagogue, déverser des tombereaux d'insultes antisémites sur les enfants juifs présents dans la cour de la synagogue le jeudi pour leurs cours hebdomadaires de religion.

août 2019

 

 
 

 

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François SCHUNCK - décembre 2007
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